Bernard Chabert, célèbre journaliste aéronautique français, a eu la chance de rencontrer un jour Neil Armstrong à Houston (Texas).
Il nous livre une description de l’homme, un peu différente de celle que nous ressasse les médias depuis l’annonce de son décès, le 25 Août 2012. On y découvre un homme très simple, une légende discrète.
Armstrong, pour moi, n’était sans doute pas le plus extraordinaire des seigneurs d’Apollo. Pour moi, le plus remarquable de ces types est en train de se battre contre Alzheimer, et il s’agit de John Young. Young avait volé sur Gemini, dés le début, avec Grissom, puis Apollo 10 et les premières orbites en solo autour de la Lune alors que Stafford et Cernan (celui là aussi, un maître…) [ndlr : + 1 pour Cernan, énorme respect pour ce Monsieur] faisaient une remise de gaz tardive, à dix kilomètres du posé seulement. Puis Apollo 16 et le plus parfait de tous les alunissages, puis le premier vol navette, puis…
Mais Armstrong était un type hors du commun quand même.
C’était un anticonformiste. D’abord, sa candidature pour le second groupe d’astros qu’il posta avec une semaine de retard, mais un bon pote à lui la remit dans la bonne pile… Et avant ça: le gamin qui balayait le hangar et lavait les Cubs et Luscombe pour se faire payer en heures de vol, qui bossait dans la petite boulangerie du patelin de l’Ohio pour investir dans d’autres heures de vol les petits dollars gagnés là… A 16 ans, première licence. Puis un peu de Purdue, sur bourse, puis la Navy et les Panther. Lâché sur PA à 20 ans, et départ pour la Corée. La vraie histoire des Ponts de Toko-Ri, c’est lui: cinquième mission de bombing basse altitude, il est touché par la DCA et traverse une ligne haute tension. Un câble lui entame une aile sur deux mètres, mais il ramène l’avion vers les lignes amies. Éjection, posé dans la campagne coréenne près d’une route. S’arrête une jeep, et le style Armstrong est alors inauguré. La jeep est conduite par un pote à lui, avec qui il a partagé les bancs de l’école de pilotage… En rentrant, ils discutent des années passées. Son cœur n’avait pas dû grimper au-delà de 90.
Toute sa vie sera marquée par ce style étrange, mélange d’ultra-compétence et de coups de pot invraisemblables. Se souvenir de son éjection sur le LLTV, le trainer genre lit-cage utilisé à Ellington pour répéter les alunissages, quelques mois avant la onzième mission. Ceux qui n’y connaissent pas grand chose ont dit de lui qu’il était plus un ordinateur qu’un humain. Bidon, les ordis ne perdent pas leur petite fille de quatre ans d’une tumeur au cerveau, lui si. Il était alors à Edwards, et volait sur un peu tout, du X 15 (Mamma Mia) au Parasev, l’ancêtre de l’ULM pendulaire. Il était alors assez fauché, et il avait hérité de la guimbarde affectée par tradition aux derniers entrés dans les rangs de ce CEV de l’enfer. La bagnole était en panne de démarreur et le resta tout le temps qu’il en fut propriétaire: il se débrouillait pour toujours la garer en descente, et démarrait en prise. Ça, c’est du Armstrong.
Autre chose, il n’était pas super sportif. Or ça la foutait mal chez les supermen, mais il était ainsi: il disait qu’on naît avec un nombre de battements de cœur prédéterminé, et qu’il n’est pas nécessaire d’emballer l’engin plus que de raison. Donc quand les autres astros grimpaient les escaliers du Bureau des Astronautes de Houston (trois étages) quatre à quatre, lui prenait l’ascenseur.
Armstrong ? Ce qui le décrit le mieux, c’est la recette de cuisine qu’il avait envoyé à un éditeur qui allait publier un recueil de recettes de personnalités. Sa concoction à lui était ainsi : recette d’enfants heureux. Prenez les ingrédients d’une belle campagne d’été, un pré vert, des fleurs, un ruisseau frais, des arbres avec de l’ombre, et disposez dans une grande poêle. Versez dessus beaucoup de grand soleil, et n’oubliez pas une petite brise fraîche. Puis posez délicatement quelques enfants heureux sur tout cela, et laissez s’agiter, courir et rire…
Ça, c’était Neil Armstrong.
Je l’avais croisé à Houston, mais c’était vraiment un type au comportement quasiment timide, discret. Pas effacé, non pas. Mais l’inverse d’une grande gueule, et chaque fois que j’en croise une, chaque fois qu’un de ces egos surdimensionnés qui hantent l’aviation se présente à ma vue, je pense à lui. Et je me marre. Car en plus, il était tolérant, et dieu sait qu’il en a croisé, des grandes gueules.
En tous cas, il avait bien mené sa barque lors d’Apollo 11, et assumé la fabuleuse pression exercée sur cet équipage là, avec il est vrai l’aide du fantastique Michael Collins, lui aussi un gourou (qui organisera l’Air and Space Museum de Washington magistralement), et l’appui d’Aldrin, un type complexe celui-là. Aldrin était d’une fantastique compétence, mais pas le plus cool des équipiers. Mais Armstrong s’en foutait un peu, pour la mission à venir ça lui allait parfaitement (il aurait pu choisir de partir avec Jim Lovell).
Apollo 11, c’est une symphonie de coups de chance et de coups de génie, de tout l’orchestre: équipage, contrôleurs, directeurs de vol. Des pannes vicieuses, des choix assumés et bien pensés, et en haut de la pyramide Armstrong, les commandes en main, qui essaie de ne pas compter les secondes et d’amener son Piper Cub lunaire (vous avez déjà regardé un LM de près?) au-delà d’un cratère chaotique, et qui s’y pose sur les vapeurs filant dans les tuyaux d’alimentation du moteur de descente. Cool, ma poule: « Houston, this is Tranquility Base, the Eagle has landed. »
Pour moi, bien plus que la « one small step for man », c’est cette phrase-là qui raconte Armstrong et Apollo 11. Une vois calme, posée, courtoise, informative, mais derrière on sent que ça bout, que ça jubile, que c’est du bonheur pur. Le type qui pour moi comprit le mieux Neil Armstrong, c’est Norman Mailer, qui avait vécu à Houston les états d’âme d’Apollo en les arrosant vastement de doses excessives de liquides ambrés. Il avait un soir raconté qu’Armstrong, pour lui, était l’incarnation en homme d’un matou manière Alice au Pays des Merveilles. Armstrong, un chat?
Bien vu. Un chat retombe toujours sur ses pattes, est un animal indépendant mais pas asocial, et obtient finalement toujours ce qu’il veut. Armstrong aussi.
Quand à la question « les russes auraient-ils? », j’ai pas d’opinion. Pour avoir vécu plus que n’importe quel pisse-copie occidental au cœur de la cosmonautique soviétique, je pense quand même que pour aller sur la Lune avant Houston, il aurait fallu enlever le côté soviétique à la cosmonautique. Les hommes étaient (et sont encore) fabuleux, et largement capables d’aller faire des lomcevaks en orbite martienne. Mais derrière, il faut un système. Et je ne crois pas que par exemple les rivalités de divas apparatchikiennes genre Glouchko/Korolev permettaient de mener à bien une telle aventure. Il faut toujours se méfier des ricains: quand ils prennent la mouche, et se tapent eux-mêmes sur les doigts, ils deviennent, très, très bons. Et lors d’Apollo ils n’ont pas été bons. Ils ont été magistraux. Normal, ce sont les produits d’un brassage que peu de sociétés humaines acceptent, bloquées qu’elles sont dans leurs dogmes et leurs fantasmes.
Armstrong était un pur produit du Midwest, et ce jour-là, ce fut son tour.
D’autres auraient aussi bien fait, voire mieux (voir les vols suivants). Mais il s’en était fabuleusement démerdé.
Grand, grand bonhomme. Et je le répète, il m’arrive de penser à son style quand je vais voler. Mieux que personne il avait compris que la distance entre le héros et le couillon de service est infinitésimale.
Bernard Chabert